Tous, parce qu’à chaque fois que nous sommes mécontents, que
nous sommes fâchés, que nous revendiquons, que nous nous opposons, voire que
nous avons un simple agacement, les médias titrent systématiquement avec une
certaine gourmandise que nous sommes «en colère».
Et l’on trouve évidemment une floppée d’essayistes,
d’«experts» et de «spécialistes» qui viennent confirmer sur les plateaux de télévision,
les studios de radio et dans les pages «débats» de la presse écrite notre état
colérique quasi-constant.
La sphère médiatique a donc, sinon inventé la colère, en
tout cas largement l’humain en colère, un «homo kholéra», une identité dont nous
sommes désormais affublés à chacune de nos réactions épidermiques face à la
moindre contrariété et qu’ont repris jusqu’à plus soif politiciens populistes
et autres subversifs professionnels comme les trolls qui sévissent sur les
réseaux sociaux parce qu’ils y ont trouvé un moyen facile et répétitif pour
mobiliser tous les haineux et pour affaiblir la démocratie républicaine libérale
en montrant qu’elle ne peur que susciter le rejet violent.
Analysons donc cette créature façonnée principalement dans
les salles de rédaction.
La «colère», d’abord.
Elle n’est pas une simple émotion comme nous l’apprend le
CNRTL (le Centre national de ressources textuelles et lexicales du CNRS) mais
une «vive émotion de l'âme» qui se traduit par «une violente réaction physique
et psychique».
Et pour ceux, il y en a, qui valorisent la colère, voici ses
principaux synonymes que donnent Crisco, le dictionnaire spécialisé en la
matière de l’Université de Caen: irascible, emporté, rageur, atrabilaire,
irritable, bileux, orageux acariâtre, soupe au lait, tempétueux, courroucé,
hargneux, fulminant…
La colère – le mot et ce qu’il représente –, on s’en doute,
ravît évidemment tous les promoteurs du spectacle informatif en particulier des
chaines d’infos en continu et tous les subversifs dont l’utilisation leur
permet d’attirer le chaland et de créer la tension voire le chaos dont ils
profitent pour des raisons commerciales ou idéologiques.
La colère par essence divise, entre le colérique et l’objet
de son courroux; elle est radicale, elle est le point paroxystique du
mécontentement; elle s’en prend directement à une cible identifiée comme
responsable de ce qui l’a provoquée, le colérique a besoin de matérialiser un bouc
émissaire de sa contrariété et dans la sphère publique c’est bien sûr, au
premier chef, l’appareil étatique et les gouvernants en place.
L’homo kholéra, ensuite.
Selon les médias, un individu serait «en colère» dès lors
que ses intérêts, non seulement, ne sont pas pris en compte mais assouvis par
le gouvernement en place.
Dans les mouvements sociaux et culturels, leur homo kholéra
ne tempête pas seul sur son canapé devant sa télévision, son ordinateur ou son
téléphone portable, mais il se réunit, grâce aux réseaux sociaux, avec ceux qui
partagent son courroux pour former cet aussi fameux «plêthos kholéra», le soi-disant
peuple en colère qui n’est souvent en réalité qu’un groupe ou une populace mais
qui provoque un état de défiance et de violence dans l’espace public largement
relayé par tous ceux cités plus haut et souvent soutenu dans les sondages par
ceux qui, eux, demeurent installés sur leur canapé...
Néanmoins, il faut se poser la question de savoir si l’on
peut relier cet «homo kholéra» et ce «plêthos kholéra» médiatiques à un
quelconque phénomène psycho-sociologique qui existerait dans nos sociétés actuelles?
S’il est d’abord une création médiatico-politique comme nous
l’avons vu, celle-ci s’appuie tout de même sur un fonctionnement de l’individu qui
s’est développé ces dernières décennies et est devenu assez largement commun en
ce début de troisième millénaire et que l’on peut caractériser par son autonomisation
– phénomène positif (1) – débridée et irresponsable – qualités éminemment
négatives –, conséquence paradoxale et préoccupante des avancées démocratiques
de nos sociétés modernes car cette autonomisation débridée et irresponsable est
un danger pour la démocratie, une sorte de créature dévoyée qui se retournerait
contre son inventeur…
Ainsi, cet individu «en colère» serait en réalité un
individu à l’autonomisation égocentrique, assistée, irresponsable, insatisfaite,
irrespectueuse et consumériste avec une demande de sur-reconnaissance et de
sur-égalité qui est même présente dans les sociétés non-démocratiques.
Cependant pour que l’individu à l’autonomie débridée et
irresponsable puisse réellement exister dans la sphère publique, il faut qu’il
vive dans une société démocratique.
Là, il peut être qualifié – faussement – d’«homo kholéra»,
une sorte de «pas content», voire de «jamais content» pathologique qui s’appuie
sur les libertés offertes par la démocratie pour la remettre en question.
En réalité, il n’est pas «en colère» mais utilise les
attributs de celle-ci pour demander toujours plus de droits et accepter
toujours moins de devoirs.
In fine, l’«homo kholéra» des médias serait en fait un «homo
immaturus», un humain d’abord immature, incapable d’utiliser son autonomie
autrement que dans l’irresponsabilité.
Mais, bien sûr, il ne s’agit pas ici pour moi de nier que l’on
puisse être en colère, ni qu’elle ne puisse pas être dirigée contre le pouvoir
en place, ni même qu’elle puisse être collective.
Ce que je critique et ce à quoi je m’inscris en faux, c’est cette
obsession médiatique et populiste qui considère que toute opposition aux
gouvernants est désormais mue par la colère, que nous serions entrés, en
quelque sorte, dans un «ère de la colère».
Cette utilisation jusqu’à plus soif de la colère est une
nouvelle preuve que nous sommes plutôt entrés dans l’ère d’une médiacratie (2)
médiocratique qui est démagogique, populiste et consumériste et où les médias
délivrent de plus en plus de l’information émotive, voire de l’émotion
informative (ce qui fait que nous ne sommes pas «surinformés» mais
«sur-désinformés»).
La colère, dans ce cadre, est comme un poisson dans l’eau!
Et cette mise en scène constante d’une soi-disant colère est un danger pour la
démocratie républicaine qui est un système qui, pour être viable, doit être
assis sur le consensus, la discussion et le compromis.
On comprend ainsi aisément pourquoi les adversaires de la
démocratie et des valeurs humanistes comme les extrêmes de gauche et de droite
tentent systématiquement de susciter la colère en qualifiant toute mauvaise humeur
comme telle et lorsqu’elle se manifeste réellement de l’attiser par tous les
moyens.
Oui, la colère est une émotion anti-démocratique par
excellence.
Non pas qu’il ne faille pas exprimer un mécontentement
(principalement dans les urnes), revendiquer et utiliser toutes les formes
qu’offre la démocratie pour faire valoir ses intérêts.
Le débat démocratique ne doit pas être aseptisé mais il ne
peut être violent et avoir comme objectif de se supprimer lui-même!
La colère est, par ailleurs, différemment perçue dans le débat
philosophique.
Ainsi nombre de philosophes en font une émotion positive comme
Aristote et les Péripatéticiens – à condition qu’elle soit «modérée» (sic!) –
ou Nietzche mais est, en revanche, une passion négative pour les Stoïciens et
en particulier Sénèque qui considère qu’elle s’oppose toujours à la raison, qu’elle
détruit et non qu’elle aide à construire.
Je serai plutôt enclin à prendre le parti du Romain contre
le Grec en ajoutant que j’opposerai cette colère définie par Sénèque à la
révolte de Camus, émotion positive parce qu’elle veut mobiliser la raison pour
combattre l’injustice.
Ainsi, pour Camus, «la révolte naît du spectacle de la
déraison, devant une condition injuste et incompréhensible», tandis que pour
Sénèque, la colère n’est pas raisonnable, elle ne peut être que nuisible et
est, in fine, un vice de l’âme et d’affirmer: «la raison veut décider ce qui
est juste; la colère veut qu'on trouve juste ce qu'elle a décidé».
Alexandre Vatimbella
(1) L’autonomisation est le
processus par lequel un individu de plus en plus autonome grâce à la liberté
qui lui est accordée ainsi que par les capacités qu’il acquiert, lui permettant
de s’affranchir d’une dépendance vis-à-vis de la société et de se prendre en
charge afin de maîtriser sa destinée économique, professionnelle, familiale,
sociale et culturelle, tout en estimant qu’il n’a de compte à rendre à personne
ou qu’il n’a aucune obligation de se sentir redevable par rapport à la
communauté dont il est issu et/ou dans laquelle il vit. Néanmoins, pour être vivre
une vraie autonomie, l’individu doit accepter la responsabilité qui va avec
ainsi que le respect de la dignité de l’autre. Sinon, cette autonomie se
transforme en une attitude largement licencieuse.
(2) La médiacratie est la société
de l’information, du spectacle et de l’exhibition en continu sorte de médiapolis
extravertie. Son fonctionnement aboutie à une sur-désinformation et à un
déculturation du citoyen.